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l'ascenseur (Poésies)

Extrait  de la revue "Supérieur Inconnu"   dirigée par Sarane Alexandrian  N° spécial sur la vie rêvée

"Pour se dépêcher de combler l’espace qui séparait à jamais son corps de l’autre, elle avait dit ces quelques mots. L’ascenseur s’arrêta au troisième étage,
une femme d’une cinquantaine d’années entra. L’espace se resserrait. Les miroirs sur les trois faces du parallélogramme reflétaient à l’infini les sosies des
trois corps immobiles cherchant du regard des points d’ancrage afin qu’à aucun moment du voyage les regards ne se croisent. Les miroirs ne faisaient que leur
possible, pas plus, pas mieux, pour ne pas les déranger, parfois pire. Le vieillard, la femme d’âge mûr et Diane, la locataire du septième, attendaient en savourant
les minutes qui les séparaient du rez-de-chaussée. Le désir de poser les limites du regard de l’autre sur soi faisait baisser les yeux de la jeune femme sur ses pieds
soigneusement rangés, dans des chaussures de ville que la poussière des trottoirs avait blanchies et qu’elle n’avait pas eu le temps de brosser. Elle remarqua que le
vieil homme avait pris la peine de cirer ses mocassins de cuir brun, et que son pantalon, ainsi que sa veste de soie en coton blanc d’œuf, qui semblait venir d’un autre
âge, avait gardé sa noblesse de corps. À son bras, un manteau de belle qualité laissait voir une main baguée tenant fermement une valise métallique de taille moyenne.
La femme d’un certain âge portait des escarpins fleuris ton sur ton dont le talon de dix centimètres forçait la cambrure d’un pied fin enveloppé de soie noire, laissant ainsi
paraître un galbe parfait de la cheville jusqu’au mollet.

reflet, son soi inaccessible, celui qui ne se livrait presque jamais. Elle pensa que l’image répétée à l’infini de sa reproduction allait peut-être dévoiler les mystères de sa personne
et, qu’une représentation d’elle-même allait se révéler à sa vue. Mais ces ressemblances n’étaient rien d’autre que la diffusion de son reflet échappé de l’image que renvoyait le miroir ;
qui ne projetait que le regard de celui qui l’observait dans sa contemplation narcissique, du moins le croyait-il. Le vieillard las de se contempler, détacha ses pupilles de son reflet puis
examina attentivement en parcourant de ses prunelles le miroir qui confrontait les reproductions de ceux qui détenus volontairement dans une surface délimitée arbitrairement s’occupaient
à se fuir du regard. Comme si le fait de se regarder annonçait une observation sous surveillance, comme si le fait de s’entrevoir apportait un jugement sur la ou les personnes concernées
dans ce huis clos obligé. Il inspecta ce trop-plein de copies et son œil fut attiré, sur le quatrième reflet, par une tache bleue dans laquelle la femme mûre, pour occuper l’espace-temps,
cherchait au fond de son sac à main, une chose incertaine.

Elle leva ses yeux d’onyx juste au dessus de l’épaule du vieil homme, qui se tenait perpendiculaire à elle et admira ce que la mode affriolante avait obtenu de son corps. Elle pensa que sa
maigreur la rendait avenante, et fit un petit geste exquis qui effleura, sans même qu’elle en ait eu conscience, la jeune femme. Elle se trouvait belle. Pas encore assez mince, sa moue délicate
venait de la trahir et elle chercha plus loin dans l’iris de ses yeux miroitants le reflet de celle qu’elle aurait aimé être. Dans ce jeu d’ego, elle rencontra les pupilles luisantes et noires de celui
qui s’était perdu dans le miroir des songes.

 L’homme se laissa glisser le long de la surface réfléchissante, posa délicatement sa valise en métal argenté sur le sol de marbre de Carrare, le parfum fleuri de la femme aux escarpins
s’engouffra dans ses narines, il balaya de sa main droite baguée sa mèche blanche qui n’était plus, regarda sa montre et d’un geste fébrile plongea sa main gauche dans sa poche de veste
, ferma les yeux, il venait de toucher l’étui à cigarettes puis chercha, à son tour, le reflet de son image, celui d’un homme âgé. Tandis qu’il s’explorait, l’espace qui le séparait du miroir s’élargissait
de plus en plus. Maintenant arrivait le moment où il allait croiser son propre regard.  Des yeux que la lumière des cristaux liquide rendait plus verts lui souriaient juste au-dessus de son épaule,
discrètement il abaissa ses paupières et récupéra sa valise posée au sol.

Ils étaient là, tous les trois, attendant que l’ascenseur les mène au rez-de-chaussée.

Diane, voyant ses partenaires de voyage perdus dans leurs représentations, saisit l’occasion de retoucher discrètement son maquillage. Ce masque non solide biaisait sa propre nature et
lui permettait ainsi de n’offrir à ses semblables qu’une copie truquée avec laquelle, pensait-elle, personne ne pourrait vraiment la connaître. La locataire du septième se dissimulait ainsi derrière
ce masque de jeunesse qu’elle s’était construite. Elle se cachait derrière cette carapace qui la protégeait du monde extérieur, elle se protégeait d’elle-même, elle se dérobait à elle-même. Face à
cette surface reflétant son modèle, elle vit en reflet par-dessus sa propre image la reproduction de la silhouette de la femme. Comme un rétroviseur, la femme d’âge mûr venait de croiser l’ombre
de sa jeunesse. Ce miroir reflétant le passé lui offrait l’image d’un avenir certain et de sa main gantée de pécari rouge sang, elle glissa derrière son oreille, ornée d’une boucle dont le socle d’or,
surmonté d’un éléphant en corail vermillon, venait caresser le col de veste, une mèche de cheveux châtains. L’ascenseur s’arrêta au premier, personne n’y entra, personne n’en sortit. Seule la
mélodie métallique de la fermeture automatique de la porte se fit entendre...."

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